Actualité
Les collectivités territoriales et la loi de 1905 : la nouvelle donne du Conseil d'État
août 2011
Par cinq décisions rendues le 19 juillet 2011, le Conseil d'État précise les conditions d'application de la loi de 1905 par les collectivités territoriales. Mettant un terme à des difficultés récurrentes rencontrées par les acteurs locaux, le juge administratif tente de clarifier le régime de financement public des activités religieuses, en se fondant sur la notion d'intérêt public local et en permettant aux collectivités de recourir au bail emphytéotique administratif (BEA).
« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence [...] seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes » (article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État). Salué ou critiqué, le principe de la séparation entre les sphères publique et religieuse a souvent fait l'objet d'une interprétation stricte, conduisant à interdire le financement des lieux de culte.
Pourtant, et selon les voeux du Président de la République adressés aux responsables religieux le 7 janvier 2011, le principe selon lequel « la République ne peut pas accepter qu'une religion investisse l'espace public sans son autorisation [...] implique que la République tienne aussi ses promesses en permettant que chacun puisse prier dans des lieux dignes ». En faisant une telle déclaration, N. Sarkozy a souligné les difficultés d'interprétation de la loi de 1905 auxquelles sont confrontées en particulier les collectivités territoriales lorsqu'elles souhaitent apporter des subventions ou réaliser des donations pour la tenue d'événements religieux ou l'installation et l'entretien de lieux de cultes.
Par cinq décisions rendues le 19 juillet 2011 (Commune de Trélazé ; Fédération de la libre-pensée et de l'action sociale du Rhône ; Communauté urbaine du Mans ; Commune de Montpellier ; Mme V.), le Conseil d'État a clarifié les conditions dans lesquelles les collectivités peuvent soutenir certaines activités religieuses. Il a, par là même, réalisé une interprétation plus souple de la loi de 1905, sans pour autant la dénaturer. Le caractère solennel de cette avancée jurisprudentielle est d'ailleurs souligné par le Conseil d'État, qui a choisi de juger ces cinq affaires le même jour, et dans sa formation la plus solennelle, l'Assemblée du contentieux.
Prenant parfois le contre-pied des juridictions inférieures, le Conseil d'État a autorisé plusieurs communes à financer des installations destinées à des édifices religieux et à la pratique d'un culte en se fondant sur l'existence d'un intérêt public local (I). Il a également reconnu la possibilité pour les collectivités territoriales d'accorder des baux emphytéotiques administratifs à des associations cultuelles (II).
I - L'intérêt public local, condition d'intervention financière des collectivités territoriales dans le domaine cultuel
Les quatre premières affaires soumises au Conseil d'État apparaissaient assez disparates : l'achat d'un orgue pour l'organisation de manifestations cultuelles en Bretagne, la construction d'un ascenseur pour accéder à la basilique de Fourvière, un équipement pour l'abattage rituel d'animaux au Mans et l'utilisation d'une salle polyvalente à Montpellier. Toutes avaient néanmoins en commun de poser, avec une certaine acuité, la question du financement, par les collectivités territoriales, de projets en rapport avec des édifices ou des pratiques cultuels.
Le cadre juridique de la loi de 1905 ne laisse pas une grande marge de manoeuvre aux collectivités territoriales. Celles-ci ne peuvent que financer les dépenses d'entretien et de conservation des édifices servant à l'exercice public d'un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Églises et de l'État ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d'édifices cultuels. Sortie de ces deux hypothèses, toute intervention financière d'une collectivité dans le domaine cultuel serait déclarée illégale. Le Conseil d'État adopte toutefois une lecture plus libérale et pragmatique.
Le premier arrêt, Commune de Trélazé, devait permettre au Conseil de juger de la légalité du financement, par une collectivité territoriale d'un orgue dans une église. La Haute juridiction indique que la loi du 9 décembre 1905 ne fait pas obstacle à ce qu'une collectivité territoriale finance un bien destiné à un lieu de culte (par exemple, un orgue dans une église) dès lors qu'existe un intérêt public local. En l'occurrence cet intérêt pouvait résider dans l'organisation de cours d'orgue ou de concerts. Le Conseil juge nécessaire, afin de sécuriser juridiquement l'usage du bien, qu'une convention soit signée afin de garantir à la commune une utilisation culturelle de l'orgue à raison de ses besoins. De plus, et afin de prévenir toute libéralité, la convention doit prévoir une participation de l'Église proportionnée à l'utilisation du bien. L'existence d'un intérêt public local et la prohibition de toute libéralité conditionnent le financement de ce bien mixte, cultuel et culturel.
Dans la deuxième affaire, Fédération de la libre-pensée et de l'action sociale du Rhône et M. P., le Conseil d'État raisonne de manière similaire. Était en cause la construction d'un ascenseur facilitant l'accès à la basilique de Fourvière. Le Conseil d'État assouplit le dispositif de la loi de 1905 en indiquant que ses dispositions ne font pas obstacle à ce qu'une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d'entretien ou de conservation d'un édifice servant à l'exercice d'un culte. Il soumet toutefois ce financement au fait que l'opération présente un intérêt public local, que le bien ne soit pas destiné à l'exercice du culte et impose une sécurisation juridique du projet, par le biais d'une convention. En l'occurrence, l'intérêt public local résidait dans « l'importance de l'édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire » et l'ascenseur n'était pas un bien nécessaire à l'exercice du culte. Le fait que les fidèles puissent en profiter est indifférent. C'est donc l'existence d'un intérêt public local qui permet à la collectivité de financer le bien culturel.
Les faits de la troisième décision, Communauté urbaine du Mans - Le Mans Métropole, sont bien différents des précédents. Il était question ici de l'aménagement de locaux désaffectés en vue d'obtenir l'agrément sanitaire pour un abattoir local temporaire destiné à fonctionner pendant les trois jours de la fête de l'Aïd-el-Kébir. L'établissement public engageait 380 000 euros dans ce projet. Là aussi, le Conseil d'État développe une vision actualisée du principe de laïcité en retenant que la loi de 1905 ne fait pas obstacle à une telle opération. Celle-ci doit néanmoins être justifiée par un intérêt public local « tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l'ordre public, en particulier de la salubrité publique et de la santé publique ». Par ailleurs, et toujours dans une optique de neutralité à l'égard des cultes et de prohibition des libéralités, le droit d'utilisation de ces équipements doit être concédé moyennant rémunération. L'intérêt public local, dont l'ordre public est conçu ici comme une composante et la prohibition de toute libéralité conditionnent là encore l'intervention de la personne publique dans le domaine cultuel.
La quatrième affaire était sans doute la plus sensible. L'arrêt Commune de Montpellier permet au Conseil d'État de fixer les conditions d'utilisation d'un local aux fins d'exercice cultuel. La collectivité avait décidé de construire une « salle polyvalente à caractère associatif » pour un coût de 1 068 000 euros. Par convention, la commune la mettait à disposition, pour une période d'un an, renouvelable, à une association cultuelle afin que les fidèles puissent y exercer leur religion. Le Conseil d'État livre une analyse nuancée. Il énonce dans un premier temps que l'article L. 2144-3 du code général des collectivités territoriales prévoyant que « des locaux communaux peuvent être utilisés par les associations, syndicats ou partis politiques qui en font la demande » permet à une commune de concéder, dans le respect du principe de neutralité, un local à une association cultuelle. Il ajoute, et ce n'est pas la moindre de ses avancées, « qu'une commune ne peut rejeter une demande d'utilisation d'un tel local au seul motif que cette demande lui est adressée par une association dans le but d'exercer un culte ». En revanche, une telle mise à disposition ne peut être faite « de façon exclusive et pérenne à la disposition d'une association pour l'exercice d'un culte », puisqu'elle méconnaîtrait alors les dispositions de la loi de 1905. C'est encore l'impératif de neutralité des collectivités à l'égard des religions qui préside à cet assouplissement des rapports entre les collectivités territoriales et les cultes.
La Haute juridiction réalise une interprétation plus libérale et plus pragmatique de la loi de 1905 justifiée par l'existence d'un intérêt public local. Cette nouvelle donne des rapports entre les collectivités territoriales et les religions se poursuit avec l'autorisation de conclusion de baux emphytéotiques dans le domaine cultuel.
II - Le bail emphytéotique administratif, matérialisation de l'intervention financière des collectivités territoriales dans le domaine cultuel
Une cinquième affaire donnait au Conseil d'État l'occasion de trancher une dernière question, celle de la possibilité pour une collectivité territoriale de conclure un bail emphytéotique administratif avec une association cultuelle en vue de la construction d'un édifice religieux.
Les faits de l'affaire étaient les suivants : le conseil municipal de Montreuil-sous-Bois avait approuvé la conclusion d'un bail emphytéotique d'une durée de 99 ans avec la Fédération cultuelle des associations musulmanes de Montreuil, moyennant une redevance annuelle d'un euro symbolique. Ce contrat devait permettre l'édification d'une mosquée sur un terrain communal. Le conseil municipal avait autorisé le maire à signer ce contrat. Un membre de l'opposition avait saisi le Tribunal administratif, estimant que cette délibération méconnaissait la loi de 1905, dont l'article 2 dispose que : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimés des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes ». Concrètement, dans cette affaire, la commune mettait à disposition un terrain, de manière quasiment gratuite, à une association cultuelle pour que celle-ci construise une mosquée, laquelle, à l'issue du contrat, serait intégrée au patrimoine de la collectivité. Le Tribunal administratif avait fait droit à sa demande, mais la Cour administrative avait annulé le jugement. La requérante décidait de se pourvoir en cassation devant le Conseil d'État.
La décision de la Haute juridiction fait montre d'une pédagogie certaine. Le Conseil rappelle dans un premier temps que, suivant la loi de 1905, les collectivités publiques ne peuvent « apporter aucune contribution directe ou indirecte à la construction de nouveaux édifices cultuels ». En mettant à disposition d'une association cultuelle un terrain, qui plus est pour un prix symbolique, en vue de la construction d'une mosquée, la délibération semble méconnaître assez frontalement la loi de 1905. Pourtant, le Conseil d'État ne l'annule pas. En effet, le législateur est intervenu à deux reprises pour aménager les dispositions de la loi relative aux rapports entre les Églises et l'État. L'arrêt indique que le « l'article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales, dont la portée exacte sur ce point a été explicitée par l'ordonnance précitée du 21 avril 2006, a ouvert aux collectivités territoriales la faculté, dans le respect du principe de neutralité à l'égard des cultes et du principe d'égalité, d'autoriser un organisme qui entend construire un édifice du culte ouvert au public à occuper pour une longue durée une dépendance de leur domaine privé ou de leur domaine public, dans le cadre d'un bail emphytéotique ». Il en déduit que « le législateur a ainsi permis aux collectivités territoriales de conclure un tel contrat en vue de la construction d'un nouvel édifice cultuel ».
L'oeuvre du législateur de 1905 a été actualisée par celle du législateur des années 2000. Méconnaître cette nouvelle donne serait contraire au principe de légalité. Par ces décisions, le Conseil d'État clarifie l'état du droit de cette délicate matière et, comme le rappelle son Vice-Président, Jean-Marc Sauvé, prend pleinement en compte le fait que « la société a changé, (que) des cultes nouveaux sont apparus et (que) la place des collectivités territoriales s'est affirmée ».
Pour aller plus loin :
Internet :
- Le communiqué de presse, ainsi que les décisions du Conseil d'État, sur le site du Conseil.
- Une note, sur le blogue de Jean Baubérot.
- Une note, sur le blogue de Serge Slama.Doctrine :
- MESSNER (F), Droit des Religions, CNRS, 2011, 789 p.
- FLAVIER (H), « Le financement public des cultes en France et le principe de laïcité », RDP, 2010, n° 6, p. 1597 et s.
- TISSOT-GROSSRIEDER (S), « De l'usage du bail emphytéotique pour la construction d'une mosquée », AJDA, 2010, p. 2471Presse :
- Le BARS (S), « La loi de 1905, difficile à interpréter et à appliquer », Le Monde, 16 février 2011
- Le BARS (S), « Avec cinq arrêts décisifs, le Conseil d'État valide l'approche libérale de la laïcité et de la liberté religieuse », Le Monde, 21 juillet 2011
- CHETRIT (J), « Laïcité : cinq décisions du Conseil d'État créent la polémique », Le Nouvel Observateur, 21 juillet 2011