« Fleuron »[1]de la jurisprudence du Conseil d'État, les principes généraux du droit (PGD) sont des règles non écrites, dégagées par le juge administratif.
Apparus après la période troublée de la Seconde Guerre mondiale, ces principes ont permis au juge administratif d'apporter aux justiciables de plus amples garanties.
Le premier principe, labellisé expressément de « principe général du droit » relatif aux droits de la défense des administrés, est ainsi consacré par l'arrêt Aramu en 1945.
Le Conseil d'État faisait antérieurement référence à des « principes », mais sans employer l'expression de « principe général du droit ». Quantitativement et qualitativement, il s'agit d'une source très importante du droit administratif.
Afin d'en faciliter l'appréhension, ces principes - la liste présentée ici n'est pas exhaustive - ont été classés au sein de trois catégories par J. Morand-Deviller[2] :
Les principes exprimants relatifs aux droits de l'homme et du citoyen
- La liberté d'aller et venir, du commerce et de l'industrie (Conseil d'État, section, 1994, Président de l'Assemblée nationale de Polynésie française) ;
- Le principe d'égalité :
- L'égalité devant la loi (Conseil d'État, Ass., 1958, Syndicat des propriétaires de chênes-lièges d'Algérie) ;
- L'égalité devant l'impôt (Conseil d'État, Ass., 1974, Association des maires de France) ;
- L'égalité dans l'accès à la fonction publique (Conseil d'État, 1954, Barel) ;
- L'égalité des usagers du service public (Conseil d'État, 1951, Société des concerts du conservatoire).
Les principes essentiels de fonctionnement de la justice et de protection des administrés
- La possibilité de faire un recours pour excès de pouvoir (Conseil d'État, 1950, Dame Lamotte) ;
- Le caractère contradictoire de la procédure (Conseil d'État, Ass., 1979, Rassemblements des nouveaux avocats de France) ;
- Le principe de non-rétroactivité des actes administratifs (Conseil d'État, 1948, Société du Journal l'Aurore) ;
- Le principe d'impartialité (Conseil d'État, 1999, Didier) ;
- Les droits de la défense (Conseil d'État, 1944, Dame veuve Trompier-Gravier) ;
- Le principe de sécurité juridique (Conseil d'État, 2006, KPMG).
Les principes d'équité économique et sociale
- Le principe de continuité des services publics (Conseil d'État, 1980, Bonjean) ;
- L'interdiction de licencier une salariée en état de grossesse (Conseil d'État, 1973, Dame Peynet) ;
- Le droit de mener une vie familiale normale (Conseil d'État, 1978, Gisti) ;
- La liberté d'association (Conseil d'État, 1956, Amicale des amanites de Paris).
La technique des PGD n'est pas le strict apanage du juge administratif.
La Cour de justice des Communautés européennes dégage également ce type de normes. De la même façon, le Conseil constitutionnel constate l'existence de « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».
Reste que les principes généraux du droit, parce qu'ils ont une origine essentiellement jurisprudentielle, forment une source particulière du droit administratif dont la place dans la hiérarchie des normes est toujours discutée et à l'avenir assez incertain.
Les principes généraux du droit, une source particulière du droit administratif
Lorsque le Conseil d'État emploie pour la première fois l'expression de « principe général du droit », il précise que cette règle est « applicable même en l'absence de texte ».
Le juge, au fil des affaires qui lui sont soumises, constate l'existence de principes s'imposant à l'administration.
Leur création est donc éminemment prétorienne.
Pour autant, les auteurs[3] s'accordent pour distinguer deux périodes dans la jurisprudence du Conseil.
Jusqu'en 1958, les principes généraux du droit ont une origine purement jurisprudentielle.
Le Conseil n'a recours à aucun texte pour fonder ces PGD.
Ces derniers peuvent exister dans d'autres instruments normatifs (par exemple l'égalité des citoyens dans l'accès à la fonction publique découle du principe d'égalité devant la loi consacré dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen), mais le Conseil d'État rend autonome cette source du droit administratif en ne rattachant pas ces principes à d'autres textes.
En revanche, après 1958, la jurisprudence du juge administratif évolue puisqu'alors ce dernier consacrant un principe général du droit se réfère à des normes écrites.
Ainsi, dans sa célèbre décision de 1978, Gisti, par laquelle il reconnaît l'existence d'un principe général du droit à mener une vie familiale normale, celui-ci indique qu'il « résulte des principes généraux du droit et notamment du Préambule de la Constitution de 1946 que... ».
Ce faisant, le Conseil octroie une assise textuelle à son PGD.
Cette modulation de la jurisprudence du juge ne signifie pas que ces principes perdent leur caractère prétorien.
Il s'agit dorénavant de principe jurisprudentiel d'inspiration textuelle.
Puisque les PGD conservent leur origine jurisprudentielle, la question de la légitimité du juge administratif à créer des normes a longtemps animé la doctrine.
Le débat se cristallise autour des concepts de création et de découverte des principes.
Le Conseil d'État « crée » ou « découvre » un PGD.
Cette problématique n'est toujours pas tranchée, mais les membres du Conseil d'État considèrent qu'il ne s'agit pas d'une création pour laquelle il ne bénéficierait d'aucune légitimité mais d'une découverte, issue de l'esprit du droit. En toutes hypothèses, dans la mesure où les principes généraux du droit ont offert aux administrés de plus amples garanties, il paraît délicat de contester l'opportunité de leur reconnaissance jurisprudentielle.
La valeur discutée des principes généraux du droit
Principes jurisprudentiels s'imposant à l'administration, le juge leur a reconnu une valeur supérieure à tous les actes administratifs.
Il se place ainsi au-dessus des actes administratifs individuels et réglementaires.
Ce principe est rappelé avec une grande netteté par le Conseil d'État dans sa décision de 1959 Syndicat général des ingénieurs conseils puisqu'il précise que « les PGD, résultant notamment du Préambule de la Constitution, s'imposent à toute autorité réglementaire même en l'absence de dispositions législatives ».
Ainsi, une ordonnance n'ayant pas de valeur législative avant sa ratification dispose d'une valeur réglementaire et doit donc être conforme aux principes généraux du droit. Le fait que ces règles prétoriennes soient supérieures aux actes administratifs est acquis.
Plus délicate est la question de savoir si les PGD ont une valeur législative, voire constitutionnelle.
Certains principes ont été repris par le Conseil constitutionnel ; lequel les a fondés sur des dispositions du bloc de constitutionnalité. Ainsi, le principe de continuité des services publics dispose depuis 1979 d'une valeur constitutionnelle.
Ce n'est toutefois pas le cas de l'immense majorité des autres.
Une autre idée avancée a été celle de leur valeur législative.
Les PGD primeraient non seulement les actes administratifs, mais aussi les lois antérieures à leurs reconnaissances.
Cette hypothèse n'est toutefois pas vérifiée en jurisprudence de sorte qu'elle demeure une simple analyse doctrinale.
L'avenir incertain des principes généraux du droit
Les principes généraux du droit trouvent leurs fondements dans le besoin de développer les droits et garanties des administrés en l'absence de textes.
Or, le nombre de normes écrites remplissant cette fonction n'a cessé de croître depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale de sorte que la reconnaissance de principes généraux du droit est devenue moins essentielle.
Depuis la décision Liberté d'association du Conseil constitutionnel de 1971, le préambule de la Constitution contenant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946 ainsi que la Charte de l'environnement dispose d'une valeur constitutionnelle. Le juge administratif peut donc recourir à ce corpus normatif pour fonder l'annulation d'un acte administratif sans avoir besoin de reconnaître un PGD.
Les principes généraux du droit sont également victimes de la concurrence d'autres « droits venus d'ailleurs »[4], le droit de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le droit communautaire.
Ainsi, le principe du caractère contradictoire de la procédure juridictionnelle tout comme celui de son impartialité sont présents au sein de la Convention, de même que la liberté du commerce et de l'industrie qui trouve de nombreux corollaires dans le droit de l'Union. L'utilisation de ces sources, d'une grande richesse et d'une valeur supérieure à la loi, concurrence les PGD.
Dans ce contexte, l'avenir de cette source du droit administratif semble compromis.
Des jurisprudences offrent toutefois des vues moins pessimistes.
Tout d'abord, le fait qu'un droit soit consacré dans d'autres instruments normatifs, en plus d'être reconnu dans un PGD, n'implique pas pour autant qu'il soit définitivement délaissé au profit de la source textuelle.
Ainsi, le Conseil d'État continue de se référer à son principe d'impartialité alors même que celui-ci se voit également reconnu dans la Convention.
Ceci lui procure l'avantage non négligeable d'être le seul interprète du principe.
En usant de l'instrument conventionnel, il serait en effet lié par l'interprétation qu'en fait la Cour européenne des Droits de l'Homme.
En outre, le juge administratif ne peut annuler qu'un acte administratif, il n'est donc pas utile de recourir à une norme constitutionnelle ou internationale, un PGD doté d'une valeur supra décrétale suffit.
Enfin, si l'avenir des principes généraux du droit ne se situe plus dans l'énoncé de grands principes, celui-ci réside sans doute dans des domaines plus techniques.
Les conclusions de C. Maugüé sur l'affaire Union nationale CGT des affaires sociales et autres en 1996 sont des plus éclairantes : « Sans doute n'est-il pas usuel que vous dégagiez un principe général du droit et l'époque au cours de laquelle ont été dégagés les grands principes qui doivent guider l'action administrative est-elle révolue ?
Néanmoins, la créativité du juge administratif ne s'est pas pour autant éteinte en ce domaine et les principes dégagés depuis quinze ans ont été nombreux. La différence essentielle est que les principes que vous consacrez dorénavant sont plus spécialisés ».
Sans doute les principes généraux du droit ont-ils vécu leur zénith, mais il semble que leur crépuscule ne soit pas encore arrivé.
Emilie MOREL
[1] J. Morand-Deviller, Droit administratif, Montchrestien, 2007, p. 273.
[2] Idem, p. 274 et s.
[3] V. notamment : P. de Montalivet, Principes généraux du droit, JurisClasseur Administratif, Fasc. 38, n° 23 et s.
[4] J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, 1996, Flammarion, p. 44 et s.